Ciudad Juárez, capitale des filles disparues (2024)

«Te amo con todo mi corazón» («Je t'aime de tout mon cœur») : l'inscription en chocolat est répartie sur les parts de gâteau que María Modesta Gómez distribue à d'autres mères de jeunes femmes disparues et assassinées. C'est l'anniversaire de sa fille Claudia, qui aurait eu ce jour-là 41 ans si elle n'avait disparu neuf ans plus tôt. Le «te amo» est divisé lorsque les deux dernières mères arrivent sur les lieux de cet hommage, qui n'a rien d'une fête.

Violence généralisée

C'est une exigence de justice lancée aux autorités, car la table a été dressée sur le parking du Centre de justice pour les femmes, à Ciudad Juárez, une ville à la frontière avec les Etats-Unis. Le centre a été créé par le gouvernement de l'Etat du Chihuahua en2012 afin d'enquêter sur les disparitions et meurtres de femmes et d'offrir une assistance aux familles des victimes. Depuis la fin des années90, Ciudad Juárez a capté l'attention des médias internationaux et des organisations de défense des droits humains pour l'épidémie de meurtres de femmes qui s'y était déclarée. Des corps de jeunes filles, mutilés, portant des traces de sévices sexuels, étaient découverts au compte-gouttes dans le désert. Ciudad Juárez avait été baptisée «la ville qui tue les femmes».

Puis une autre vague de violence s'était superposée à ce drame : de2008 à2012, la ville était «l'épicentre de la guerre entre cartels». Les exécutions et fusillades sur la voie publique étaient quotidiennes. Onze mille morts plus tard, plus personne ne prêtait attention au compteur des féminicides, comme on dénomme ici les meurtres à caractère sexiste, qui ne cessait - et ne cesse - pourtant de tourner.

De1993 à2013, 1 441 crimes de cetype ont été commis à Ciudad Juárez, selon le centre universitaire Colegio de la Frontera Norte, qui reprend des chiffres officiels. Les deux-tiers de ces féminicides ont été perpétrés après2008. Le phénomène a cessé de faire les gros titres au moment même où il explosait. «Les féminicides et disparitions de femmes ont été rendus invisibles, noyés dans la violence généralisée, déplore Santiago González, avocat de l'organisation civile Red Mesa Mujeres, qui défend les victimes. En2009, 2010 ou2011, au plus fort de la violence, le fait qu'une femme disparaisse n'était pas considéré comme une nouvelle.»

En2009, une sentence historique de la Cour interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) pointait la responsabilité des autorités mexicaines dans la perpétuation des féminicides à Ciudad Juárez, liée à l'impunité et à la négligence caractérisant les enquêtes. La sentence ordonnait la création d'un Centre de justice pour les femmes. «C'est une façade», affirme Anita Cuellar, mère de Jessica, disparue à 16ans en2011, devant ce bâtiment aux vitres bleutées. «Nous enquêtons et les autorités, elles, perdent les indices que nous leur apportons. Le seul résultat qu'on nous présente, ce sont des corps. Les autorités recherchent nos filles mortes, et non pas vivantes.»

«Sais-tu ce qui s'est passé ici ?» Une grande affiche noire dans le centre-ville interpelle. La photographie est celle d'une fille de 14ans, au visage potelé et à la longue chevelure noire. «Esmeralda Castillo Rincón a disparu ici le19mai2009. Aide-nous à la chercher ! Pour que tu ne sois pas la prochaine disparue !» dit l'affiche.

Fosses clandestines

Plus de 600 femmes auraient disparu à Ciudad Juárez depuis1993 selon les organisations civiles, qui luttent contre l'amnésie statistique des autorités - «Nous n'avons pas dechiffre», s'entend-on répondre auprès des instances responsables. Dans la plupart des cas, les corps sont localisés des mois ou des années plus tard. La découverte de fosses clandestines profile une constellation macabre et une chronologie exponentielle de l'horreur : 5 cadavres de jeunes filles sont retrouvés en1995 dans le quartier de Lote Bravo ; 12, entre 1996 et 1998, à Lomas de Poleo ; 6 à Cerro del Cristo Negro, sur plusieurs années ; 8, au lieu-dit Campo Algodonero, en2001 ; 24 sur le site désertique d'Arroyo Navajo, entre2011 et2015. Ces fosses, au périmètre aujourd'hui semé de grandes croix de bois peintes en rose, s'étalent sur le territoire de la ville comme des métastases.

Si la problématique touche tout le Mexique, la spécificité des meurtres de femmes à Ciudad Juárez s'exprime dans ces fosses : des féminicides en série, commis par des réseaux criminels qui ciblent des adolescentes vulnérables pour les forcer à se prostituer avant de les liquider. C'est ce qu'a révélé le procès de l'affaire Arroyo Navajo, en juillet dernier. Cinq hommes, liés au cartel des Aztecas, ont été condamnés à 697ans de prison chacun. Or, les associations affirment que la justice n'a pas atteint les hauts responsables du réseau, ni les autorités qui les protègent. «Le principal facteur qui permet aux féminicides et disparitions de femmes de persister dans le temps, c'est la corruption, explique l'avocat Santiago González. Si le réseau n'est pas démantelé, les féminicides et disparitions continueront.» Le procès avait révélé que des policiers et militaires, qui patrouillaient alors dans la ville, avaient profité des services sexuels des jeunes séquestrées.

«Les réseaux de traite, l'exploitation de nos filles, c'est une réalité que les autorités refusent de voir. Alors qui sera la suivante ?» demande Susana Montes. Les restes de sa fille Guadalupe, disparue en2009, à 16ans, ont été retrouvés en2011 à Arroyo Navajo. Susana avait présenté aux enquêteurs des témoins de l'enlèvement, mais aucune piste n'avait été suivie. Elle n'a plus confiance : «D'abord, les autorités se sont trompées en me restituant un autre corps : seule la tête était de ma fille ! Aujourd'hui, on continue de raviver ma douleur en me la rendant os par os. L'autre jour, ils m'ont donné ses côtes. Qui peut imaginer récupérer son enfant comme cela?»

Loin de se résorber, le phénomène des disparitions s'aggrave de jour en jour : six adolescentes ont disparu en janvier et février. Depuis, le nombre d'enquêtes ouvertes n'est plus divulgué. L'hypothèse selon laquelle elles auraient été capturées par les réseaux criminels est prise au sérieux. «Nous ne pouvons pas minimiser ce problème. Il y a eu des avancées, nous révisons régulièrement les dossiers, mais il y a énormément de disparitions et ce n'est pas aux mères d'enquêter», admet la coordinatrice du Centre de justice pour les femmes, Irma Casas. Le parquet spécialisé dans les crimes contre les femmes de l'Etat du Chihuahua reconnaît que111dossiers de disparitions de femmes restent ouverts, la plupart concernant des jeunes filles. «La violence structurelle contre les femmes ne peut être combattue car il y a un système politique qui refuse de reconnaître et de rendre visible le problème», analyse Gabriela Reyes, psychologue spécialisée dans l'assistance aux proches des victimes, qui rappelle que l'ancien maire de la ville avait qualifié les féminicides de «légende».

En février, à la veille de la visite du pape à Ciudad Juárez, les mères ont peint des croix noires sur fond rose le long du parcours papal. Les autorités se sont empressées de les effacer à la peinture grise. Mais les immenses taches montrent, plus qu’elles ne cachent, le contour de ces persistantes croix, et laissent entendre que la volonté officielle d’occulter la réalité des féminicides n’est pas moins persistante.

Sept mexicaines tuées chaque Jour

Répondant au mot d'ordre «Vivas nos queremos» («Nous voulons rester vivantes»), lancé via les réseaux sociaux, des milliers de Mexicains ont manifesté dimanche contre la violence machiste dans une trentaine de villes du pays. Adoptant comme couleur deralliement le mauve (associée sur le continent américain auféminisme), les manifestants ont brandi des pancartes avec les slogans «Pas une mort de plus» ou «Ne te tais pas».

Le taux deféminicides a augmenté de manière alarmante ces dernières années, attirant à nouveau l'attention sur l'impunité des crimes sexistes. Selon un récent rapport élaboré par l'ONU et le ministère mexicain de l'Intérieur, six ou sept femmes meurent en moyenne chaque jour au Mexique, victimes de la violence degenre, soit près de 50 000 ces trente dernières années. Le cas de Ciudad Juárez, affligée de manière chronique, depuis les années90, par des meurtres sadiques de femmes (lireci-dessus), reste à bien des égards emblématique, mais il n'est pas isolé. Ces dernières semaines, plusieurs affaires retentissantes ont montré le dédain et le déni des autorités sur lethème de la violence machiste : une étudiante mineure deVeracruz violée par quatre adolescents qui n'ont pas été inquiétés car leurs parents sont des personnages influents ; ouune journaliste américaine insultée et menacée de mort après avoir divulgué une vidéo du harcèlement qu'elle a subi surla voie publique à Mexico. Sur Twitter, un hashtag a été lancé samedi pour accompagner cette mobilisation : #Miprimeracoso («mon premier harcèlement»). Lundi, plus de50000femmes s'en étaient emparées pour relater la première fois qu'elles ont été harcelées dans la rue.

Ciudad Juárez, capitale des filles disparues (2024)

References

Top Articles
Latest Posts
Article information

Author: Chrissy Homenick

Last Updated:

Views: 5481

Rating: 4.3 / 5 (54 voted)

Reviews: 93% of readers found this page helpful

Author information

Name: Chrissy Homenick

Birthday: 2001-10-22

Address: 611 Kuhn Oval, Feltonbury, NY 02783-3818

Phone: +96619177651654

Job: Mining Representative

Hobby: amateur radio, Sculling, Knife making, Gardening, Watching movies, Gunsmithing, Video gaming

Introduction: My name is Chrissy Homenick, I am a tender, funny, determined, tender, glorious, fancy, enthusiastic person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.